30 juillet
La première fois que Misty se réveille après son accident, ses poils pubiens ont disparu et elle a à l’intérieur d’elle un cathéter qui serpente le long de sa jambe valide jusqu’à un sac en plastique transparent accroché au poteau du lit. Des bandelettes d’Élastoplaste blanc sanglent le tube à la peau de sa jambe.
Cher et tendre Peter, personne n’a besoin de te dire comment on se sent, avec ça.
Le docteur Touchet a refait des siennes.
Pour information, juste au cas où, sache que de se réveiller complètement droguée avec les poils du pubis rasés et un truc en plastique collé dans ton vagin ne fait pas nécessairement de toi un véritable artiste.
Si c’était le cas, Misty serait en train de peindre la chapelle Sixtine. Au lieu de quoi elle roule en boule encore une autre de ses feuilles de papier aquarelle grammage de 140. À l’extérieur de la petite fenêtre de sa lucarne, le soleil cuit le sable de la plage. Les vagues sifflent et éclatent. Les mouettes frissonnent, suspendues dans les courants ascendants, comme autant de cerfs-volants blancs dans le ciel, pendant que les gamins font des châteaux de sable et s’éclaboussent dans la marée montante.
Ce serait une chose que d’échanger toutes ses journées ensoleillées contre un chef-d’œuvre, mais ça… celle d’aujourd’hui n’a été qu’un barbouillis merdique d’erreurs l’une après l’autre. Même avec le plâtre qui lui couvre toute la jambe et son petit sac de pisse, Misty veut être dehors. En tant qu’artiste, on organise sa vie de manière à se donner la possibilité de peindre, des créneaux de temps, mais il n’existe aucune garantie que l’on créera quelque chose qui soit digne de tous ses efforts. On reste toujours hanté par l’idée que l’on gaspille sa vie.
La vérité, c’est que si Misty était sur la plage, elle passerait son temps les yeux levés sur cette même fenêtre en rêvant d’être peintre.
La vérité, c’est que, où qu’on choisisse de se trouver, ce n’est jamais le bon endroit.
Misty est à moitié debout devant son chevalet, en équilibre sur un tabouret haut, elle regarde par la fenêtre vers Waytansea Point, Tabbi assise à ses pieds dans le carré de soleil, occupée à colorier son plâtre à l’aide de feutres. C’est bien ça qui fait mal. C’est déjà une belle vacherie que Misty ait été forcée de passer la plus grande partie de son enfance entre quatre murs, à colorier ses albums, à rêver de devenir artiste. Aujourd’hui, c’est elle qui modélise pour sa gamine cette même vacherie au quotidien. Tous les pâtés de sable que Misty a manqué de cuire, c’est maintenant Tabbi qui va sentir leur absence. Enfin ce que font tous les adolescents. Tous les cerfs-volants que Misty n’a pas fait voler, toutes les parties de chat que Misty a ratées, tous les pissenlits que Misty n’a pas cueillis, Tabbi est en train de commettre la même erreur.
Les seules fleurs que Tabbi ait vues, elle les a découvertes en compagnie de sa grand-mère, peintes sur le pourtour d’une tasse à thé.
L’école reprend dans quelques semaines, et Tabbi est encore tellement pâle à force de rester toujours enfermée.
Avec sa brosse en train d’exécuter un nouveau foutoir sur la page qui lui fait face, Misty dit : « Tabbi chérie ? »
Tabbi est assise, frottant un stylo rouge sur le plâtre. La résine et la gaze sont tellement épaisses, Misty est incapable de sentir quoi que ce soit.
Le tablier de Misty est bleu, c’est une des vieilles chemises de travail de Peter et sa poche s’orne d’un clip en faux rubis. De faux rubis et des diamants en verre. Tabbi a apporté la boîte de verroterie de théâtre, toute la joncaille, broches, bracelets et boucles d’oreilles uniques que Peter avait donnés à Misty à la fac.
Que tu avais donnés à ton épouse.
Misty a revêtu ta chemise et elle dit à Tabbi : « Pourquoi ne vas-tu pas te dégourdir les jambes et courir un peu pendant quelques heures ? »
Tabbi remplace le stylo rouge par un jaune et répond : « Mamie Wilmot m’a dit de n’en rien faire. » Toujours coloriant, Tabbi ajoute : « Elle m’a dit de rester auprès de toi tant que tu seras éveillée. »
Ce matin, la voiture de sport marron d’Angel Delaporte est venue se ranger dans le parc de stationnement gravillonné de l’hôtel. Coiffé d’un large chapeau de plage en paille, Angel est sorti et il a gravi les marches du perron en façade. Misty a passé son temps à espérer que Paulette de la réception allait monter pour lui annoncer qu’elle avait un visiteur, mais non. Au bout d’une demi-heure, Angel est ressorti de l’hôtel et il a redescendu les marches du perron. D’une main, il maintenait son chapeau en place en tournant la tête derrière lui pour balayer du regard les fenêtres de l’hôtel, l’accumulation de panneaux et de logos. Ces graffitis de sociétés commerciales. Ces immortalités en bataille. Puis Angel a mis ses lunettes de soleil, il s’est glissé dans sa voiture de sport et s’en est allé.
Elle a encore une fois devant elle un foutoir qui ne mérite pas le nom de peinture. La perspective est complètement fausse.
Tabbi dit : « Mamie m’a dit de t’aider à trouver l’inspiration. »
Au lieu de peindre, Misty devrait enseigner à son enfant un savoir-faire quelconque – la comptabilité, l’analyse des coûts, la réparation de télés. Une manière réaliste de payer ses factures.
Peu de temps après le départ d’Angel Delaporte, l’inspecteur Stilton est arrivé à son tour dans une voiture du comté – banalisée – de couleur beige. Il est entré dans l’hôtel, puis quelques minutes plus tard, il est ressorti pour revenir à sa voiture. Il s’est planté dans le parc de stationnement, s’abritant les yeux d’une main en visière, et il a contemplé le bâtiment, son regard allant d’une fenêtre à l’autre, mais sans voir Misty. Puis il est reparti.
Le foutoir qu’elle a devant elle, les couleurs dégoulinent et se mélangent. Les arbres pourraient être des tours relais de micro-ondes. L’océan pourrait être de la lave de volcan ou alors un gâteau au chocolat froid ou tout simplement six dollars de peinture à la gouache gaspillée. Misty arrache la feuille et la chiffonne en boule. Elle a les mains presque noires à force de chiffonner tous ses échecs de la journée. Sa tête lui fait mal. Misty ferme les yeux et presse une main à son front, où elle sent qu’elle colle de peinture encore mouillée.
Misty laisse tomber par terre sa peinture chiffonnée en boule.
Et Tabbi dit : « M’man ? »
Misty ouvre les yeux.
Tabbi a dessiné des oiseaux et des fleurs en couleurs sur toute la longueur du plâtre. Des oiseaux bleus, des merles rouges, des roses rouges.
Lorsque Paulette leur apporte leur déjeuner sur un chariot du service des chambres, Misty demande si quelqu’un a essayé de téléphoner depuis le poste de la réception. Paulette déploie la serviette de table en tissu et la glisse dans le col de la chemise de travail bleue. Elle répond : « Désolée, personne. » Elle ôte le couvercle qui tient au chaud une assiette de poisson et ajoute : « Pourquoi poses-tu la question ? »
Et Misty répond : « Sans raison. »
Assise en compagnie de Tabbi, avec fleurs et oiseaux coloriés sur sa jambe, Misty sait maintenant qu’elle ne sera jamais une artiste. Le dessin qu’elle a vendu à Angel Delaporte, ç’a été un vrai coup de bol. Un accident. Au lieu de pleurer, Misty se contente de déposer quelques gouttes de pipi dans son tube en plastique.
Et Tabbi dit : « Ferme les yeux, M’man. » Elle dit : « Colorie les yeux fermés, comme tu l’as fait quand on est allées en pique-nique pour mon anniversaire. »
Comme elle faisait quand elle était la petite Misty Marie Kleinman. Les yeux fermés, sur la moquette à longs poils de la caravane.
Tabbi se penche tout près et murmure : « On s’était cachées dans les arbres et on t’épiait. » Elle poursuit : « Mamie a dit qu’il fallait te laisser trouver l’inspiration. »
Tabbi va jusqu’à la commode et prend le rouleau d’adhésif que Misty utilise pour fixer le papier sur le chevalet. Elle en déchire deux morceaux et dit : « Maintenant, ferme les yeux. »
Misty n’a rien à perdre. Elle peut faire ce plaisir à sa gamine. Son travail n’en sera pas plus mauvais. Misty ferme les yeux.
Et les petits doigts de Tabbi pressent une bandelette d’adhésif sur chaque paupière.
De cette même manière dont les yeux de son père sont tenus fermés au sparadrap. Pour les empêcher de se dessécher.
Tes yeux sont fermés au sparadrap.
Dans l’obscurité, les doigts de Tabbi placent un crayon dans la main de Misty. On l’entend qui pose un bloc de papier sur le chevalet et en ouvre la couverture. Puis sa main saisit celle de Misty et déplace le crayon jusqu’à ce qu’il touche le papier.
Le soleil par la fenêtre est chaud. La main de Tabbi lâche, et sa voix dans l’obscurité dit : « Et maintenant fais ton dessin. »
Et Misty dessine, les cercles et les angles parfaits, les lignes droites dont Angel Delaporte dit qu’ils sont impossibles. Par simple sensation intuitive, tout est exact et parfait. De quoi s’agit-il, Misty n’en a aucune idée. De la même manière que le stylet qui se déplace à la surface d’un plateau de divination, le crayon tire sa main sur le papier dans un sens puis dans l’autre à une vitesse telle que Misty est obligée de le tenir serré. Son écriture automatique.
Misty est tout juste capable de tenir le coup, et elle dit : « Tabbi ? »
L’adhésif bien collé sur ses yeux, Misty dit : « Tabbi ? Tu es toujours là ? »